jeudi 6 février 2014

06 févr 2014 - RÉTROGRADER N’EST PLUS UN TABOU AVEC LE PAPE FRANÇOIS
Il a suffi de quelques nominations pour que le pape dynamite la logique institutionnelle qui prévalait jusqu’alors, selon laquelle une placardisation ou un exil pouvaient se maquiller en promotion ronflante, afin de permettre à l’intéressé de sauver la face. Désormais, certains ecclésiastiques sont rétrogradés urbi et orbi.

LA MÉTHODE MUSCLÉE DU PAPE FRANÇOIS POUR RÉFORMER LA CURIE
Jean Mercier

Elu au conclave avec l'attente qu'il réforme la Curie, le pape François a commencé le travail. Avant de s'attaquer à d'éventuels changements structurels, ce sont les mentalités romaines qu'il bouscule. Notre enquête à Rome sur sa méthode musclée pour réformer les arcanes du pouvoir.
En parallèle des travaux du G8 des cardinaux, chargé par le pape d’une refondation de la Curie et d’un pilotage des dossiers les plus chauds (par exemple l’accès aux sacrements des divorcés remariés) et qui devrait se réunir à nouveau au Vatican du 17 au 19 février, une véritable révolution culturelle est en marche. Au delà de tout clivage idéologique (libéraux/conservateurs), elle touche principalement la logique de pouvoir qui est à l’oeuvre au sommet de l’Église. Fort de son autorité auprès de la « base » (des fidèles, mais aussi de l’opinion publique mondiale), le pape frappe fort et tous azimuts.
1. Gouverner librement, de façon personnelle
Le pape a décidé de ne pas se laisser mener par un cabinet constitué de conseillers techniques dûment homologués. Négligeant les corps intermédiaires de la Curie, il a créé une sorte de réseau parallèle dont il s’aide pour décider. « Les rouages de la Curie sont paralysés. Ceux qui savaient s’y prendre pour tirer les ficelles et obtenir ce qu’ils voulaient sont, désormais, totalement désemparés », confie un témoin.
François gouverne depuis le lieu ouvert, propice aux rencontres et échanges, qu’est la maison Sainte-Marthe, où il peut côtoyer prélats et cardinaux de passage à Rome, mixant rencontres formelles et conversations informelles. Il a refusé que la secrétairerie d’Etat lui fixe son agenda, et a imposé ses règles à lui.
2. Se désengager de l’imbroglio italien
François a indiqué sa volonté de couper les rapports volontiers adultérins de la classe politique italienne avec le Saint-Siège. En clair, le pape ne souhaite plus être récupéré, ni se mêler des « affaires » italiennes, parfois malodorantes (Berlusconi avait officieusement reçu la bénédiction du Vatican...). La rupture est violente, et s’apparente à la réforme grégorienne d’il y a neuf siècles, lorsque plusieurs papes ont voulu affranchir l’Eglise de la coupe du pouvoir temporel.
Le pape veut aussi sevrer l’Eglise italienne elle-même de sa dépendance incestueuse envers le Vatican. L’ambition est colossale car l’Eglise italienne a toujours considéré que la Curie (au sens large) était son territoire de chasse, le lieu de recyclages d’ecclésiastiques en mal de reconnaissance ou frappés par les scandales, voire même la machine à caser les « protégés » des évêques.
La rupture est majeure. Car l’Eglise italienne, dans son rapport à une société en pleine sécularisation, avait besoin de l’arrimage au Vatican pour se sentir d’attaque. Si François coupe le cordon, l’épiscopat italien est renvoyé à ses luttes intestines et ses fragilités. Pour autant, le pape (d’origine piémontaise) ne verse pas dans l’anti-italianisme viscéral.
3. Valoriser le professionnalisme contre le carriérisme
« C’en est fini d’un Vatican où l’on se retrouvait cardinal et chef d’un dicastère parce qu’on était monté dans la structure au gré d’événements propices. François ne s’oppose pas à la promotion interne, mais elle doit reposer sur de vraies compétences », explique un proche du pape. Pour gouverner, François choisit à rebours d’une logique de nomination à « l’affectif » ou selon une logique de « renvoi d’ascenseur » qui a permis à des gens inadaptés de tenir des postes clés.
Pour briser la logique du carriérisme, le pape a aussi envoyé un message fort. Il a décidé de restreindre drastiquement l’octroi du titre de « monseigneur » aux prêtres des diocèses de la planète, ce qui leur permet d’être valorisés alors qu’ils ne sont pas élevés au rang épiscopal de façon sacramentelle. Dorénavant, cette mention honorifique ne sera plus donnée qu’à des prêtres de plus de 65 ans (et non 35 ans comme jadis). Même si cette nouvelle réglementation ne s’appliquera pas à la Curie, ni aux vicaires généraux des diocèses, c’est un signe clair qu’on n’entre pas dans les ordres pour une médaille dorée.
4. Rétrograder n’est plus un tabou
Il a suffi de quelques nominations pour que le pape dynamite la logique institutionnelle qui prévalait jusqu’alors, selon laquelle une placardisation ou un exil pouvaient se maquiller en promotion ronflante, afin de permettre à l’intéressé de sauver la face. Désormais, certains ecclésiastiques sont rétrogradés urbi et orbi.
Par ailleurs, le pape n’a confirmé qu’un nombre restreint de ses collaborateurs dans les dicastères. Les autres attendent encore de recouvrer leur « CDI », comme avant le conclave. Certains tremblent de perdre leur statut, à l’occasion de regroupements de conseils pontificaux, par exemple ceux dédiés aux laïcs et à la famille.
Le pape ne se gêne donc pas pour « casser » les égos de certains carriéristes. « La rétrogradation est une arme mise au service d’un double impératif : sortir d’une logique d’impunité pour ceux qui ont failli mais qui pensent monter toujours plus haut. Et surtout, montrer que le pape n’a pas peur de se faire des ennemis, et de prendre des coups en retour. Ce qui renforce son autorité aux yeux de tous... » interprète un expert.
5. Imposer le critère du service
Sans aucun doute, le management de François s’appuie aussi sur son expérience de la vie religieuse, acquise dans la Compagnie de Jésus. Elu pour un ou plusieurs mandats, celui qui est investi des plus hautes charges dans une congrégation revient ensuite à la base, un parmi d’autres. Jorge Mario Bergoglio l’a vécu après avoir dirigé, pendant des années, la province jésuite d’Argentine.
Cette manière d’appréhender le pouvoir s’oppose à la logique ascensionnelle pratiquée dans les structures diocésaines. Elle avait été poussée à l’extrême par le Poverello d’Assise quand il avait créé l’ordre franciscain, comme l’explique Jacques Dalarun dans son essai Gouverner c’est servir.« Ce renversement dans le rapport au pouvoir mettra des années avant de dominer vraiment au Vatican », prévient un familier du pape. « Certes, François emploie la manière forte. Mais les mentalités ont besoin de beaucoup de temps pour se convertir. Je doute qu’un seul pontificat soit suffisant pour y parvenir. »